Cap sur la montagne
Mon aventure commence à Katmandou, la capitale du Népal. À mon arrivée, je suis frappé par le chaos qui y règne. Les voitures, motos, bicyclettes et piétons four-millent partout dans un joyeux désordre. Cette énergie me rappelle mon expédition de reconnaissance de l’Eve-rest, il y a deux ans. Enfin, mon rêve se concrétise ! J’ai l’habitude de faire mes expéditions avec des amis de longue date, mais cette fois, je pars avec un inconnu : Sébastien Audy, vingt-neuf ans. J’ai rencontré ce grim-peur il y a quelques mois et j’ai été surpris par sa profon-deur d’esprit. La chimie était au rendez-vous. Nous avons fait trois excursions ensemble pour comparer nos capa-cités cardiovasculaires. Sébastien s’avère un excellent sportif aux muscles sculptés par des années d’entraîne-ment. Grâce à son jeune âge et à sa grande motivation, il a tout pour réussir l’ascension de l’Everest ! Je vois Sébastien comme une jeune gazelle, alors que je me sens plutôt comme une chèvre de montagne. Mes quinze ans de plus et mes quelques kilos superflus n’enlèvent rien à ma confiance d’atteindre mon but. Au contraire, je suis convaincu que mes réserves m’aideront à traverser les deux mois de privations qui m’attendent sur l’Everest. Sébastien et moi, nous nous complétons bien. Nous for-merons un bon duo ! Nous avons conclu une entente : si l’un de nous deux est malade ou épuisé le jour du som-met, l’autre poursuivra quand même l’ascension en compagnie de son propre sherpa. De cette manière, les problèmes de l’un n’entraveront pas la victoire de l’autre. À notre arrivée à Katmandou, j’ai rejoint mon sherpa, Nima, que j’avais choisi lors de mon expédition hima-layenne en 2006. C’est le sherpa Pemba qui accompa-gnera Sébastien. Ma conjointe Lyne et mon ami Jean Bourgeault complètent notre petite équipe. Ils nous accompagneront jusqu’au camp de base, puis rebrousse-ront chemin après cinq jours.
Jours 1 à 5 – La marche d’approche commence
Après deux jours à Katmandou, les derniers préparatifs sont terminés. Nous nous envolons à bord d’un petit avion vers Lukla, à 2 860 mètres. Nous nous posons à flanc de montagne. Cet atterrissage risqué ne laisse pas de place à l’erreur, sinon c’est l’écrasement. De Lukla, nous nous mettons en route vers le camp de base. Nous avons plusieurs jours de marche devant nous. Nous passons par le village de Phakding, puis nous nous dirigeons vers Namche Bazar. Quel plaisir de renouer avec les paysages grandioses de mon expédition de reconnaissance en 2006 ! Nous cheminons lentement au creux d’une vallée et nous traversons plusieurs rivières en empruntant des petits ponts. Nous grimpons une pente pour atteindre Namche Bazar, village niché à flanc de montagne. Nous allons dîner dans une petite auberge peu repo-sante. Des enfants adorables mais agités mangent avec nous et font beaucoup de bruit. Plusieurs d’entre eux ont le nez qui coule. Je les regarde avec un peu d’appréhen-sion. À quelques jours de notre arrivée au camp de base, ce n’est pas le moment d’attraper un rhume !
Finalement, Nima nous emmène dormir dans une autre auberge plus tranquille. L’endroit est chaleureux, mais le confort est rudimentaire. Les propriétaires font brûler des excréments de yak pour chauffer la salle à manger. Les chambres restent froides et humides. Je me demande si ce ne serait pas mieux de dormir dans une tente, plus tranquille et plus propre. Le lendemain, nous prenons une journée de repos pour nous acclimater aux 3 440 mètres d’altitude de Namche Bazar. Jusqu’à maintenant, personne ne ressent de malaise. Le voyage commence bien. Je suis heureux d’être ici !
Jours 6 et 7 – Une halte chez les moines
Nous quittons Namche Bazar en direction du monastère de Tengboche. Grosse journée en perspective. Nous nous arrêtons pour dîner au fond d’une vallée. J’y fais la connaissance de Serge Massad, un alpiniste de Montréal qui a déjà plusieurs sommets des sept à son actif. Je ne sais pas encore que nous deviendrons de bons amis et qu’il m’accompagnera sur le mont Denali et sur la pyra-mide Carstensz ! Après le dîner, nous grimpons la longue pente qui nous mène à Tengboche. Le site offre une vue incroyable sur les sommets des alentours. Nous croisons des yaks qui broutent dans l’herbe. Nous visitons le monastère boudd-histe, dont l’intérieur est chargé de sculptures et de décorations de toutes sortes. Je prends de nombreuses photos de ce lieu haut en couleur, jusqu’à ce qu’un moine me fasse remarquer que c’est interdit. Oups… Trop tard, le mal est fait.Lyne et moi partageons une petite chambre pour la nuit. Les murs ne semblent pas plus épais que des feuilles de carton. Nous avons un peu de difficulté à fermer l’œil. Le froid et l’excitation de passer une nuit à 4 000 mètres d’altitude nous gardent bien éveillés. Le lendemain, nous nous levons dans une superbe mati-née ensoleillée. Nous admirons les montagnes presti-gieuses qui nous entourent : le Tharmserku, le Kantenga, l’Ama Dablam, le Lhotse… Nous apercevons même le sommet de l’Everest qui se dresse vers le ciel. Même d’ici, il semble si loin ! Je n’ai jamais été aussi motivé à l’atteindre. Nous nous en approchons lentement mais sûrement.
Pendant notre journée de marche, nous nous arrêtons dans un autre monastère. Un lama nous accueille et se met à réciter des prières d’une voix monocorde. Il ponctue ses paroles en nous lançant des poignées de riz. Pendant cette petite cérémonie très dépaysante, je contemple les murs tapissés de photos d’alpinistes qui ont atteint les sommets de la région. Voir tous ces visages d’aventuriers ravive ma motivation. Je me sens d’attaque pour poursuivre notre marche d’approche. Nous parvenons à un carrefour après plusieurs heures. Nous bifurquons vers le petit village de Dingboche, juché sur un plateau à l’abri du vent. Au menu ce soir : riz et soupe chaude, sans oublier le mythique thé au citron. Nous en boirons quasiment tous les jours.Pendant le repas, je fais connaissance avec Sébastien Sasseville, un Québécois atteint de diabète de type 1. Son courage et son dynamisme m’inspirent beaucoup. L’expédition ne m’enrichirait jamais autant sans toutes ces belles rencontres faites au fil du chemin.
Jours 8 à 10 – Vers Gorak Shep
Nous demeurons une journée à Dingboche et nous fai-sons l’ascension d’un petit sommet de 5 000 mètres, le Chukhung Ri. Le lendemain, nous nous préparons à partir vers Luboche. Nous mangeons un copieux petit-déjeu-ner avant le départ. Pour la première fois, je goûte au fromage de yak. C’est délicieux ! Il me rappelle un peu le fromage oka produit dans la région de Montréal. Il ne manque plus que du sirop d’érable et j’aurais l’impression de manger un repas typiquement québécois. J’en ai d’ail-leurs apporté une boîte, mais je la réserve pour le camp de base, pour les matins où j’aurai besoin de me remon-ter le moral. Notre petit groupe se met en route sous un ciel d’un bleu incroyable. Nous croisons de nombreux yaks en chemin. Le paysage de l’Himalaya est unique ! Au loin, la silhouette de l’Everest revigore mon enthousiasme. À notre arrivée à Luboche, le ciel se couvre et il se met à neiger. Le lendemain, le froid et le vent sont encore de la partie quand nous marchons jusqu’à Gorak Shep. Nous sommes fatigués lorsque nous atteignons ce petit village au pied du mont Kala Patthar. Une quarantaine d’alpi-nistes en route vers l’Everest sont déjà sur place.
Un bon repas et une courte sieste nous redonnent de l’énergie. Nous passons l’après-midi à faire une petite excursion au sommet du Kala Patthar, 400 mètres plus haut, qui culmine à 5 600 mètres d’altitude. Nous nous couchons tôt à notre retour au village. Demain, ce sera la dernière étape de notre marche d’approche !
Jours 11 à 15 – Arrivée au camp de base
Ce matin, nous nous mettons en route dans le froid et la neige. Depuis quelques jours, les conditions météo-rologiques sont de plus en plus hivernales. Après trois heures de marche, nous atteignons le camp de base, à 5 380 mètres. C’est la croisée des chemins pour notre petite équipe. Jean et Lyne ne monteront pas plus haut, mais pour Sébastien et moi, ce n’est que le commence-ment de l’aventure. Un plafond de nuages nous empêche de voir les mon-tagnes des alentours, mais nous nous émerveillons quand même d’être ici. Le soir venu, la température chute à -20 °C. C’est difficile pour Lyne et Jean, qui n’ont pas apporté autant de vêtements chauds que Sébastien et moi. Heureusement, nous chauffons une de nos tentes avec un petit réchaud à gaz pour prendre notre repas. Nous nous éclairons même avec une lampe électrique. Ici, c’est un véritable luxe ! Désormais, ces détails anodins prendront beaucoup d’importance puisque nous passe-rons toutes nos nuits dans nos tentes froides. Lyne et Jean passent encore trois jours avec nous au camp de base. Nous en profitons pour marcher aux alen-tours, discuter avec les autres alpinistes et laver quelques vêtements. Le moment du départ de nos deux compa-gnons arrive trop rapidement. J’ai beaucoup de peine de les voir partir. Je me sens tout d’un coup très seul dans ma grande tente à moitié vide. Pour me redonner de la motivation, j’accroche une photo de Lyne et de son chat dans ma tente.
Jours 16 à 19 – Acclimatation au camp de base
Nous devons passer plusieurs jours au camp de base pour nous acclimater à l’altitude. La routine s’installe peu à peu. Heureusement, le soleil est de retour. Les journées demeurent assez fraîches, autour de -10 à 0 °C. C’est par-fait pour moi. Je préfère de loin grimper dans le froid plu-tôt que dans la chaleur. Nous profitons de notre temps libre pour nous promener aux alentours ou pour pratiquer les techniques de traver-sée d’échelle et de descente en rappel. Entre deux excur-sions, Sébastien et moi discutons longuement ou jouons aux cartes, un passe-temps incontournable au camp de base ! Comme nous devrons séjourner plusieurs semaines ici, nous nous sommes bien installés. Nous avons cha-cun une tente pour dormir, mais aussi d’autres petites tentes pour la toilette, le rangement et la cuisine. Nous avons même une petite tente pour prendre des douches froides artisanales. Nous en aurons l’occasion seulement cinq fois en soixante-douze jours ! Les installations sont plutôt rudimentaires, mais nous prenons le temps de nous concocter de bons repas. Riz, pâtes, légumes, viande de yak et fruits en conserve font partie de notre menu quotidien, sans oublier les délicieuses soupes chaudes. J’ai aussi apporté un peu de nourriture du Québec. Elle m’aide à me sentir un peu chez moi même si je suis à l’autre bout du monde, isolé dans un camp à 5 364 mètres d’altitude.
En plus de Sébastien et moi, quatre autres alpinistes québécois séjournent au camp de base. En tout, nous sommes environ 400 grimpeurs à tenter l’ascension de l’Everest ce printemps. Avec les 400 sherpas qui nous accompagnent, ça fait beaucoup de monde ! Le camp de base est très coloré avec ses innombrables tentes et drapeaux de prières népalais suspendus un peu partout. De nombreuses montagnes nous entourent : le Pumori avec 7 161 mètres d’altitude, le Nuptse avec 7 861 mètres, le Lhotse avec 8 516 mètres, et enfin l’Everest, qui sur-plombe toutes les autres avec ses 8 848 mètres. Le camp de base est situé tout près du glacier du Khumbu, une cascade de glace géante que nous devrons traver-ser pour atteindre le camp 1. Le passage est parsemé de séracs, des blocs de glace gros comme des maisons qui bougent continuellement. À toutes les heures, le glacier craque. Nous voyons et entendons des avalanches de neige, de roche et de glace. Le spectacle est impression-nant, mais un peu stressant. Heureusement, le camp de base est situé assez loin du glacier pour que nous soyons à l’abri des dangers.
Jours 20 et 21 – Un imprévu
Aujourd’hui, une mauvaise nouvelle nous assomme. Nous apprenons que les autorités chinoises fermeront le sommet de l’Everest pour une période indéterminée. Elles veulent y monter le flambeau olympique pour célé-brer les jeux de Beijing qui auront lieu durant l’été. Si tout se déroule comme prévu, nous ne pourrons pas monter au-delà du camp 2 avant un mois, sous peine d’expulsion ! Nous devrons peut-être subir un mois entier de temps mort ! On nous informe aussi des nouveaux règlements du camp de base : les communications avec l’étranger par télé-phone satellite et Internet sont maintenant interdites, à moins qu’elles soient de nature purement personnelle. Comme je préfère éviter les problèmes avec les autori-tés, je consens à faire mes appels téléphoniques devant l’officier de liaison, une sorte de policier des montagnes du Népal. D’ailleurs, le téléphone satellite est maintenant rangé dans sa tente, sous cadenas. Pour téléphoner au Québec, il me faut marcher 200 mètres avec ma lampe frontale sur le glacier instable et dans la noirceur, puis parfois faire demi-tour parce que l’officier est sorti se promener. Autant m’armer de patience… La mienne est déjà mise à l’épreuve !
Je réussis à contacter Lyne et Jean. Je commençais à m’inquiéter ! Ils vont bien et sont revenus à l’hôtel de Katmandou, mais ont trouvé leur retour pénible. Le jeune guide qui devait les ramener au village suivant s’est trompé de chemin. Ils sont arrivés à destination à la nuit tombée. Maintenant, ils se reposent quelques jours à Katmandou avant de reprendre l’avion en direction du Québec. Les entendre me remonte un peu le moral.
Jour 22 – Escapade au camp 1
À l’aube, c’est le branle-bas de combat dans nos tentes. Nous nous extirpons de nos sacs de couchage vers quatre heures du matin. Nous avalons un petit-déjeuner rapide, puis nous partons en direction du camp 1, à 6 065 mètres. Sébastien progresse lentement mais sûrement.
Après quelques minutes de marche, les premiers rayons du soleil illuminent le mont Pumori. Son sommet en forme de pyramide émerge des nuages et brille comme une flamme. Juste pour contempler ce spectacle, il valait la peine de se lever si tôt. Nous enfilons crampons et harnais, puis nous nous lan-çons dans la traversée des échelles fixées au-dessus des nombreuses crevasses. Certaines chutent jusqu’à 20 mètres de profondeur ! Comme nous avons eu le temps de nous exercer ces derniers jours, nous franchis-sons ces passages difficiles avec assurance. Je trouve que mon rythme est rapide, jusqu’à ce que je me fasse dépasser par des sherpas qui portent chacun une vingtaine de kilos d’équipement sur le dos. Nous croisons d’autres sherpas qui redescendent après avoir laissé leur charge très lourde au camp 1. Ils dévalent la pente comme des coureurs de marathon et descendent les cordes avec l’agilité des araignées, le visage brûlé par le soleil et le vent. Ils n’ont pas fini de m’épater. Je suis soulagé quand j’aperçois enfin les tentes du camp 1. Celui-ci est niché sur un plateau entre quelques crevasses gigantesques. Il vente et fait un froid mordant, mais le soleil me brûle quand même la peau. Sébastien et moi nous assoyons pour savourer notre première petite vic-toire. Nous avons atteint une altitude de 6 000 mètres, presque semblable à celle du Denali, en Alaska ! Nous aidons ensuite Nima, notre sherpa, à monter la tente que nous laisserons sur place. La tâche est difficile. À cette altitude, s’activer devient pénible. J’essaie de ne pas trop penser aux trois kilomètres verticaux que nous devrons encore grimper pour atteindre le sommet de l’Everest. Ce dénivelé semble insurmontable ! Après une trentaine de minutes, le temps est venu de redescendre au camp de base. C’est la technique d’ac-climatation sur l’Everest : on monte, on descend, on remonte, on redescend… « Monter haut, mais dormir en bas », comme disent les alpinistes. Ces allers-retours permettent au corps de s’adapter moins brutalement à la très haute altitude. Sébastien et moi aurions aimé dormir ici, mais nous écoutons notre sherpa. Il connaît la recette gagnante, car il a foulé douze fois le sommet de l’Everest.
La descente dure plus longtemps que prévu. La fatigue nous ralentit considérablement. Mieux vaut prendre notre temps ! Ici, les erreurs d’inattention peuvent coûter cher. Nous regagnons le camp de base après cette longue excursion de neuf heures. Je suis affamé et épuisé, mais aussi très fier d’avoir accompli cette première étape.
Jours 23 à 29 – Retour au camp 1
Un autre lever très matinal ! Nous partons de nouveau pour le camp 1, après deux journées de repos au camp de base. Cette fois, nous coucherons sur place. La veille, j’ai rempli mon sac avec des vêtements chauds, mon man-teau de duvet et mon sac de couchage qui isole du froid jusqu’à une température de -40 °C. Je suis prêt pour une nuit glaciale au camp 1. Quand nous arrivons à destina-tion, il vente toujours autant. Nous nous réfugions dans notre petite tente. Au moins, nous sommes au chaud. Les symptômes du mal des montagnes commencent à se manifester. Je me sens agité et j’ai de la difficulté à me reposer. Je crains de ne pas réussir à dormir. Ce n’est pas le moment de passer des nuits blanches ! J’ai besoin de refaire mes forces après les dures journées d’ascension. Ma respiration se fait aussi plus rapide et plus courte, et mes yeux se fatiguent à force de voir la lumière trop forte du soleil. Même la couleur jaune vif de ma tente m’éblouit. Le soir venu, l’appétit ne se manifeste pas. J’avale à peine un bol de soupe et quelques pâtes. Je grimace en regar-dant Sébastien ingurgiter un sac de poisson déshydraté. Son repas me paraît dégoûtant, mais ces 2 000 calories lui seront utiles. Pour me redonner de la motivation, je marche vers le Nuptse pour apercevoir le sommet de l’Everest. Il est là, à seulement cinq à six kilomètres de marche de moi ! Et dire que je parcours cette distance en trente minutes quand je suis chez moi, au mont Sainte-Anne ! Mais ici, ces distances se calculent en jours. Je commence à avoir quelques craintes à propos de l’ascension. Le froid et l’effort ne me font pas peur. J’ai l’habitude de les endurer. C’est plutôt le mal des mon-tagnes qui m’inquiète. Je ne peux pas le contrôler. Il n’y a rien d’autre à faire que de suivre le rythme que mon corps m’impose.
À mon réveil au camp 1, le lendemain, je me force à ava-ler un café et une barre de céréales même si je n’ai tou-jours pas d’appétit. Nous explorons un peu les alentours pour repérer le chemin qui monte au camp 2, puis nous retournons au camp de base. Cette fois, la descente dure à peine trois heures trente. Nous nous habituons peu à peu aux effets de l’altitude, mais le trajet demeure très fatigant, surtout vers la fin.
Jours 30 à 33 – Vers le camp 2
Nous entreprenons une nouvelle étape de notre périple vers l’Everest. Après trois jours de repos au camp de base, nous monterons jusqu’au camp 2 pour y passer deux nuits. Hier, j’avais quelques inquiétudes à propos des symp-tômes du mal des montagnes que nous ressentirions là-haut, mais ce matin, je n’ai même plus le temps d’y pen-ser. Nous partons à quatre heures du matin en direction du camp 1, où nous ramassons notre campement avant de continuer vers le camp 2, à 6 500 mètres d’altitude. Je traîne un peu derrière Nima et Sébastien, puis je reviens en force vers la fin de la montée. Nous arrivons complètement exténués. Maintenant que nous avons réussi cette ascension difficile, il faut nous adapter à cette nouvelle altitude. Finalement, l’acclimatation se passe plutôt bien. Nous buvons énormément pour ne pas nous déshydrater. La première nuit, je dois même me lever à cinq reprises pour aller uriner ! Je remplis la bouteille d’un litre à deux reprises ! Pendant que d’autres alpinistes font des petites excur-sions aux alentours, je préfère me ménager. Ce n’est pas le moment de me surentraîner. La préparation dont j’avais besoin, je l’ai faite avant d’arriver dans l’Himalaya. Ici, je garde toutes mes forces pour le sommet. Je passe beaucoup de temps à me reposer dans ma tente ou à discuter avec les alpinistes du camp. Je dévore aussi des centaines de pages d’un livre de Mike Horn. Les exploits de cet aventurier sont pour moi une grande source d’inspiration en ces jours où je tente la plus impor-tante expédition de ma vie. Après notre dernière nuit au camp 2, nous reprenons la route en direction du camp de base dans un temps très venteux. Les bourrasques doivent atteindre une soixan-taine de kilomètres à l’heure. Mais ces vents forts n’af-fectent pas trop notre progression. Nous descendons au camp de base en seulement trois heures. Après presque un mois dans l’Himalaya, nous nous adaptons de mieux en mieux à l’altitude.
Jours 34 à 41 – Rebrousser chemin
Ce matin, nous redescendons au village de Dingboche, à 4 400 mètres d’altitude, pour nous reposer quelques jours. En chemin, nous avons la surprise de croiser une vingtaine de militaires chinois armés de mitraillettes. Nous apercevons aussi des hélicoptères qui survolent la vallée. Difficile d’oublier que les autorités chinoises se réserveront bientôt l’accès au sommet de l’Everest pour plusieurs jours. Heureusement, nous faisons plusieurs rencontres plus inspirantes : une Coréenne qui a grimpé trois sommets de l’Himalaya, et un Suisse nommé Norbert, accompagné de son coéquipier Kobi. Norbert tente l’ascension de l’Eve-rest pour compléter sa collection des quatorze sommets de 8 000 mètres sans oxygène.
Pendant que l’expédition chinoise monopolise l’Everest, plus de 400 alpinistes du monde entier poireautent au camp de base et un millier de sherpas sont privés de leur gagne-pain. Il me semble que la fermeture du sommet ne correspond pas à la philosophie olympique, qui prône la liberté et la promotion du sport à travers le monde. Malheureusement, l’opinion des grimpeurs ne changera rien à la situation.
Jours 42 et 43 – Le vent tourne
À notre retour au camp de base, j’ai l’impression de tour-ner en rond. Nous faisons quelques excursions et nous nous occupons à toutes sortes de passe-temps, mais la routine devient lourde. Je pense continuellement aux étapes qui nous attendent. Le lendemain, c’est la fête. Nous apprenons une excel-lente nouvelle ! L’expédition chinoise a enfin atteint le sommet avec la flamme olympique à cinq heures qua-rante-cinq ce matin. Quel soulagement ! Nous avons le feu vert pour monter au camp 3 dans les prochains jours ! Toute la journée, nous voyons des avions survoler les environs. Les chaînes de télévision du monde entier rap-portent la victoire de la Chine. Pour nous, rien n’est encore gagné. Les dix jours de fermeture de l’Everest ont beaucoup nui à notre pré-paration mentale. Nous avons gaspillé beaucoup d’éner-gie à craindre que notre ascension soit compromise. Maintenant, nous devons nous concentrer sur notre but ultime. Les difficultés ne font que commencer.
Jours 44 à 48 – La montée recommence
Après une dernière journée de repos, nous partons aux petites heures du matin en direction du camp 3, à 7 350 mètres. Les nombreuses lampes frontales luisent dans la noirceur. Nous ne sommes pas les seuls à partir aujourd’hui ! Nous nous arrêtons pour dormir une nuit au camp 2. Sébastien n’est pas encore arrivé. Je m’inquiète pour lui. Sa lenteur est anormale. Il est malade depuis quelques jours et il monte plus lentement. Quand il nous rejoint, il est complè-tement épuisé. Il arrive à peine à manger son repas. Nous décidons de prendre une journée de repos pour lui per-mettre de reprendre des forces. Finalement, la neige nous oblige à passer une journée supplémentaire au camp. Nous partons ensuite vers le camp 3. La paroi glacée que nous montons sur la face du Lhotse devient de plus en plus abrupte. Nous empruntons les traces des alpinistes qui nous ont précédés et nous grimpons les pieds en canard, sécurisés par des poignées d’ascension sur la corde fixe. À notre arrivée au camp, les nuages se dis-sipent et nous laissent voir un panorama extraordinaire, sans doute parmi les plus beaux que j’aie pu contempler jusqu’à maintenant. Nous dressons notre campement sur une pente de 45 degrés d’escarpement. Nous avons intérêt à bien ancrer notre tente. Pendant que nous nous activons, quelques sherpas exténués reviennent du camp 4. Certains semblent au bord de l’épuisement. Nous leur faisons bouillir de l’eau pour leur rendre service. Sébastien et moi sommes un peu inquiets de voir si affai-blis ces habitués de l’Everest. Je suis au camp 3 et je suis déjà très fatigué. L’ascension nous réserve encore des difficultés immenses. Je crois avoir de bonnes chances d’atteindre mon but, mais je ne crierai pas victoire avant d’être redescendu sain et sauf du sommet.
Jour 49 – Retour au camp de base
La nuit à 7 350 mètres d’altitude s’est bien déroulée. Sébastien et moi sommes revigorés par la réussite de cette nouvelle étape. À présent, nous retournons vers le camp de base pour nous y reposer quelques jours. Nous descendons en rappel une longue pente, en nous assurant avec une simple corde. Nous devons rester très vigilants, car la moindre erreur peut nous être fatale. Au camp 2, nous entassons dans notre tente nos sacs de couchage et quelques pièces d’équipement. Tout sera sur place pour notre ultime montée, dans quelques jours. Prochaine étape : le glacier du Khumbu. Nous le descen-dons pendant deux longues heures. Il reflète les rayons du soleil de midi comme un miroir. Je regrette d’avoir enfilé un chandail noir qui attire la chaleur ! Nous prenons quelques pauses à l’ombre des séracs, ces blocs de glace hauts de plusieurs mètres. C’est très hasardeux de nous tenir à cet endroit. À tout moment, les séracs peuvent basculer et nous réduire en bouillie. Des dizaines de sher-pas et d’alpinistes ont trouvé la mort de cette façon. Nous traversons finalement le Khumbu sans encombre, mais il nous faudra encore le franchir à deux reprises avant la fin de l’expédition. Après la descente à travers ce labyrinthe de glace ins-table, Nima et moi retrouvons le camp de base. Je peux enfin prendre une douche artisanale et laver quelques vêtements dans une petite bassine d’eau froide. C’est bien peu, mais je savoure ce confort rudimentaire. Peu après, Sébastien et son sherpa nous rejoignent au camp. C’est à leur tour de faire un grand nettoyage !
Jours 50 à 53 – Quelques inquiétudes
Il semble que j’aie attrapé la même maladie que Sébastien ! J’ai droit à mon lot de courbatures, maux de tête et problèmes de digestion. J’ai commencé à prendre la médication adéquate. Heureusement, nous passons quelques jours au camp de base avant de partir pour de bon vers le sommet. J’espère avoir le temps de me remettre sur pied. J’aurai besoin de toutes mes forces pour l’étape ultime. Au fil de nos jours de repos, ma santé prend du mieux et ma confiance est de retour. Finalement, je me sens guéri, mais je reporte tout de même d’une journée la suite de l’expédition. Sébastien décide de partir avec Pemba, son sherpa. Nous nous rejoindrons au camp suivant. La veille du grand départ, je n’ai jamais été aussi déter-miné à atteindre le sommet de l’Everest. Quelques craintes ne me quittent pas, mais c’est normal d’être ner-veux quand on s’apprête à gravir pour la première fois une montagne de près de 9 000 mètres. J’espère que je n’aurai pas de problèmes d’engelures, que je réussirai à dormir aux camps 2 et 3, que mes vêtements seront adéquats, que les conditions météorologiques joueront en notre faveur… Toutes sortes d’inquiétudes me traversent l’esprit. Pourvu que je reste concentré et vigilant pendant l’ascension finale !
Jours 54 et 55 – Partir pour de bon
Ce matin, Nima et moi partons vers quatre heures du matin. Je lance un dernier coup d’œil au camp de base avant d’entreprendre ma route. Quand nous y serons de retour, l’expédition sera terminée, réussie ou pas. La fin semble si loin encore ! Je me remémore la succession d’étapes qui nous guideront au sommet. Cette fois, nous y montons directement, sans descendre ni prendre de journées de repos. Nous atteignons le camp 2 sans trop de difficulté. Le len-demain, la montée au camp 3 est plus éprouvante. Le vent et la grisaille nous glacent jusqu’aux os pendant plu-sieurs heures. notre arrivée, nous mangeons du bout des lèvres un repas léger. L’appétit n’y est pas. D’ici à notre retour au camp de base, nous n’avalerons pas grand-chose, sinon beaucoup d’eau. Je ne sais pas où nous puiserons l’éner-gie pour monter jusqu’à la cime de l’Everest.
Jour 56 – En route pour le sommet
C’est le grand jour. Un peu fébrile, je quitte la chaleur de mon sac de couchage en me demandant comment aboutira notre montée finale. Si tout se déroule comme prévu, nous atteindrons le camp 4 vers quatorze heures, puis nous repartirons dès ce soir, de façon à atteindre le sommet demain, à l’aube. L’épreuve est colossale, mais je quitte le camp 3 avec une détermination décuplée. Le moment est venu de tout donner. J’essaie pour la première fois mon masque à oxygène. Il me sera très utile pour les dernières centaines de mètres de l’Everest, là où la rareté de l’oxygène devient dange-reuse. Certains alpinistes s’essaient à monter sans apport d’oxygène. Pour ma part, la sécurité passe avant tout. Je ne suis pas venu sur l’Everest pour battre un record, ou pire, pour y mourir ; je suis venu pour atteindre le som-met et en redescendre vivant. Nous entreprenons une longue montée à la file indienne sur les pentes du Lhotse. En plus de Sébastien, nos sher-pas et moi, quelques dizaines d’alpinistes profitent de ces jours de beau temps pour tenter de gravir les dernières marches de l’Everest.
Notre chemin passe par l’éperon des Genevois, une grande butte rocheuse un peu instable. Des sherpas y ont arrimé des cordes fixes au début de la saison, mais cette installation ne me dit rien qui vaille. Peu confiant, j’essaie de mettre le moins de poids possible sur les cordes. Les ancrages me paraissent fragiles. Je n’ai pas envie qu’ils cèdent ! Au bout de six heures d’ascension, nous atteignons le camp 4, à 7 920 mètres. Nous prenons quelques heures pour nous reposer, avaler quelques aliments et beau-coup d’eau.
L’ultime départ
Vers dix-neuf heures, nous nous activons pour la dernière étape. Je me rends compte que j’ai égaré mes lunettes de soleil. Je ne pourrai pas m’en passer demain, sous le soleil de plomb ! Je finis par les retrouver, mais je me suis essoufflé simplement en farfouillant dans mon sac à dos. Les 7 920 mètres d’altitude du camp sont éprouvants ! Le temps de me calmer, je respire un peu dans mon masque à oxygène. Nous quittons finalement la tente accoutrés comme des astronautes, avec nos masques à oxygène et nos vête-ments les plus chauds : des ensembles une pièce en duvet et des bottes conçus pour une température de -60 °C. C’est parti. Nous nous enfonçons dans la nuit. Alpinistes et sherpas se placent en file indienne pour la montée des cordes fixes. Une épreuve herculéenne com-mence. Nous grimperons pendant plus d’une dizaine d’heures sans arrêt. Certains d’entre nous ne monteront pas plus haut que le sommet sud, à 8 750 mètres d’alti-tude. D’autres devront rebrousser chemin bien avant. J’espère compter parmi ceux qui auront le privilège de fouler le sommet principal. J’ai bon espoir d’y arriver. Mais je n’ai encore rien vu.
Au bout de quelques heures, j’aperçois un cadavre qui émerge de la neige, sa peau blanche encore parfaite-ment conservée par le froid extrême. Ses vêtements sont intacts, ses crampons encore bien fixés à ses bottes. C’est sans doute un alpiniste épuisé qui s’est assis pour se reposer, mais qui ne s’est jamais relevé. Plus tard, j’apprendrai qu’il s’agissait de Scott Fisher, un guide de montagne mort lors de la plus meurtrière tragédie de l’Everest. Surpris dans une tempête, Scott a rendu l’âme avec une douzaine d’autres alpinistes. Il gît sur un flanc de l’Everest depuis 1996. Impuissants, les autres grimpeurs poursuivent leur che-min. Je jette un coup d’œil derrière moi. Je ne vois plus Sébastien et Pemba. En bas, la sécurité m’attend. En haut, un danger toujours plus pesant. Je suis conscient des risques, mais je ne reculerai pas. Je connais bien mes capacités et je sais quelle énergie j’ai encore en réserve. Je poursuis ma périlleuse ascension. Mon sherpa Nima me suit à quelques mètres de distance. L’oxygène se raréfie de plus en plus. Tout mon corps semble fonctionner au ralenti, mais je souffle comme un bœuf. Très lentement, je pose un pied devant l’autre. Je m’engage sur un escarpement instable où de nom-breuses roches déboulent. Malgré mes précautions, je reçois une roche de la taille d’un gros pamplemousse sur le genou gauche. Assommé de fatigue, je dois m’arrêter et me concentrer pour mesurer les dégâts. Suis-je blessé ? Non, la douleur est minime. Je l’ai échappé belle.
Je repars avec un regain d’adrénaline. J’augmente le rythme et je dépasse quelques alpinistes. Je traverse une grande pente de neige qui scintille au clair de lune, puis j’atteins le balcon à 8 500 mètres d’altitude. Un peu plus loin, je m’arrête pour changer ma bonbonne d’oxy-gène. Le sommet sud de l’Everest se profile contre le ciel sombre. Je peux aussi admirer les sommets des monts Makalu et Lhotse, maintenant plus bas que moi
Face à face avec le géant
Lorsque j’atteins le sommet sud de l’Everest, je ressens une joie indescriptible. Une merveilleuse apparition se dresse devant moi. Pour la première fois, je contemple l’imposante arête qui mène au sommet principal, quelque cent mètres plus haut. Je jubile. J’ai l’impression que les photos des livres qui m’ont fait rêver depuis tant d’années se matérialisent devant moi. Je regarde aux alentours et je distingue quelques vieilles bonbonnes d’oxygène, des toiles jaunes déchirées, des silhouettes ensevelies sous la neige. Dans l’histoire de l’Everest, plusieurs alpinistes ont déjà fait bivouac ici et y ont perdu la vie. Mon regard se porte de nouveau sur le sommet. En ce moment, j’ai la certitude qu’il est à ma portée. Je décide de prendre davantage mon temps pour savourer les der-niers mètres de mon ascension. Mon chemin redescend un peu avant de remonter. Au loin, les minuscules points lumineux de lampes frontales transpercent la noirceur et m’indiquent la route. Bien atta-ché à la corde fixe, je m’élance sur l’arête vertigineuse qui grimpe jusqu’au sommet principal. Mes vingt-cinq ans d’escalade de rocher et de glace m’aident à parcourir les corniches gigantesques et les passages les plus tech-niques. Je franchis les difficultés les unes après les autres. Dans la pénombre, les géants enneigés de l’Himalaya guettent mes faits et gestes. Je me sens seul et minuscule dans ce décor immense. J’ai encore du mal à croire que je suis vraiment ici, en train de gravir les dernières marches de l’Everest. Par moments, les larmes me brouillent la vue. Pas à pas, j’avance vers la concrétisation de mon rêve. Toujours plus haut, toujours plus loin. Quelle force me pousse encore en avant ? Je n’ai pratique-ment rien mangé depuis quarante-huit heures. Quelques morceaux de chocolat, une boisson énergétique. Mille calories tout au plus. J’ai perdu une quantité inouïe de graisse et de masse musculaire. Mon corps n’a jamais été aussi maigre depuis vingt ans. Une chaleur intérieure alimente mon corps d’énergie, me stimule et m’apaise à fois. Je n’ai jamais vécu un sentiment si intense.
Je parviens au ressaut Hillary, un célèbre mur rocheux d’une dizaine de mètres de hauteur. Je dois patienter der-rière deux alpinistes qui s’apprêtent à le surmonter. J’en profite pour reprendre mon souffle et observer les grim-peurs qui montent en contrebas. Nous devons être une quarantaine à tenter de vaincre l’Everest en ce 22 mai. Je franchis à mon tour le passage Hillary et j’aperçois la der-nière crête qui mène au sommet, à 200 mètres de distance à peine. Une partie de moi voudrait crier victoire, mais je sais que je devrai encore fournir des efforts immenses. Au Québec, je traverserais un tel passage en une dizaine de minutes à peine. Ici, il m’en faudra quarante-cinq. Le som-met est tout proche, mais il me paraît si loin encore ! Je progresse très lentement avec mes grosses bottes. Elles semblent lourdes comme des blocs de béton. Chaque pas exige un effort considérable. Avec toute cette fatigue, j’ai l’impression de peser 250 kilos.
Jour 57 – Sur le toit du monde
Après cette interminable nuit d’ascension, les lueurs de l’aube colorent peu à peu l’horizon sombre. J’ai hâte d’être au sommet pour voir le soleil se lever sur le paysage grandiose de l’Himalaya. Il est cinq heures quand je foule le sommet de l’Everest pour de bon. Quelques alpinistes indiens, tout habillés en jaune, sont déjà sur place et célèbrent leur victoire. Je me faufile sur la bosse sommitale et je me laisse choir dans la neige, complètement épuisé. Je suis à la fois hébété et heureux, mais je ne ressens pas d’émotions aussi intenses que pendant la montée. J’ai l’impression que le froid et la fatigue m’ont anesthésié. Dans un état second, je contemple l’époustouflant pano-rama. De seconde en seconde, la lumière de l’aube jaillit du plafond de nuages et enflamme le ciel et les mon-tagnes environnantes. Devant ce lever de soleil grandiose, je pense aux vingt-quatre dernières heures harassantes, mais aussi à toutes les années d’entraînement que j’ai traversées avant de poser le pied sur ce sommet vertigineux. Je songe à ma famille, à ma conjointe Lyne, à mes employés et à mes amis avec qui je me suis entraîné pendant toutes ces années. Je mitraille le paysage de photos. Mes proches et mes commanditaires ne seront pas déçus quand ils verront ce que j’ai vu !
Tout d’un coup, le visage de mon père s’impose dans mon esprit. Après m’avoir légué son amour de la mon-tagne, il a été mon ange gardien toute ma vie. Jamais je ne me suis senti si près de lui. Je ne pouvais pas me tenir plus haut sur terre pour lui adresser mes salutations. Je contemple le ciel et les nuages, dans l’espoir un peu fou de voir apparaître un signe de sa présence. Où qu’il soit, je sais qu’il est fier de moi, comme au jour où j’avais monté ma première montagne en sa compagnie. Près d’une heure plus tard, Nima et moi sommes fri-gorifiés et nous nous préparons à redescendre. Au même moment, nous apercevons Sébastien et Pemba. Sébastien a atteint le sommet à son tour ! Son visage en dit long sur la difficulté des efforts physiques qu’il a dû fournir. Quelle joie de pouvoir partager ce grand moment avec un compatriote du Québec ! Nous ressentons bientôt le besoin de rebrousser che-min. Nos quantités d’oxygène ne sont pas illimitées. Nos forces non plus ! L’expédition n’est pas encore ter-minée. Sur l’Everest, 80 % des décès se produisent lors de la descente.
Retour au bercail
Nous voilà de retour au camp de base. Après tous nos efforts, nous nous reposons un peu avant d’entreprendre le retour vers Katmandou. Je me répète encore et encore que j’ai foulé le sommet Everest. J’ai du mal à y croire. Ma joie est indescriptible. Du bonheur à l’état pur. Cette expédition de longue haleine a été très éprou-vante physiquement et mentalement. J’en récolte un sentiment d’accomplissement qui n’a pas de prix, mais aussi une grande humilité. Même si j’avais confiance en mes capacités, je me suis senti minuscule sur les flancs immenses de l’Everest. Je n’étais plus un alpiniste ; j’étais un simple humain qui luttait pour sa survie dans un envi-ronnement hostile. Cette expérience a renouvelé l’humi-lité que je ressentais face à la nature forte et sublime, et le respect que j’avais pour elle. Le dépouillement et la solitude de l’ascension ont aussi été l’occasion d’une longue introspection. Je reviens de l’Himalaya avec une grande lucidité et un regard neuf sur ma vie et mes valeurs. Après soixante-douze jours de pri-vations, j’apprécie plus que jamais les grandes richesses de la vie courante : l’eau potable qui coule du robinet, le chauffage, les routes, le confort d’un lit et d’une maison… Autant de petits détails qui facilitent tellement la vie !
Je sens maintenant que la fin de mon aventure à l’Everest en annonce une nouvelle. Bien vite, un autre projet s’impose à moi, plus grand encore. Après avoir escaladé le plus haut sommet du globe, je convoite maintenant le plus haut sommet de chacun des sept continents. En route pour l’Antarctique !